Quand, en 1894, le peintre Rémy Cooghe brosse son portrait, Jules Émile Scrive est âgé de 57 ans. Il exprime une bonhomie certaine que n'altère en rien le port altier de l'honnête homme sûr de son fait. On peine cependant à imaginer là une âme inquiète où le sentiment d'une honorabilité légitime s'accommode mal des tracas du quotidien et des interrogations sur le sens de l'existence. C'est pourtant ce que disent ses carnets, rédigés d'une écriture fine et serrée sur des pages pré-datées, finement quadrillées.
Treize années durant, entre 1879 et 1891, cet industriel malgré lui, héritier d'une prestigieuse dynastie de l'histoire du textile lillois, y consigne tout ce qui, à ses yeux, mérite d'être retenu, depuis les petits riens de la vie, les couleurs et les saveurs de l'ordinaire jusqu'aux considérations sur le sens du temps qui passe, les mystères de la foi ou bien encore les soucis d'un fabricant de toiles aux prises avec une conjoncture morose. En nous faisant part des infinies facettes de son existence, ce notable se déplie ainsi sans risque, à l'abri du monde, pour produire une trace qui devient récit de vie.
Si l'expérience transmise ici par l'un des « Maîtres du Nord » est par essence unique, ce n'est cependant pas au point d'interdire l'accès à l'universel par le singulier. Tout lecteur fera donc son miel d'un journal personnel qui, en relevant du for privé, constitue un observatoire privilégié quand il s'agit de restituer des manières d'être, de vivre et de penser d'un représentant de la bourgeoisie industrielle des dernières décennies du XIXe siècle.