Aucun amateur de cuisine épicée ne se verra privé de liberté ou victime d'ostracisme pour avoir satisfait ses papilles gustatives. En revanche, on peut être jeté en prison pour trop aimer les chaussures en cuir. De même, l'homosexualité, le sida, la pornographie, le transsexualisme, et aujourd'hui la pédophilie, donnent lieu à ce que Gayle Rubin appelle une « panique sexuelle ». Chaque panique désigne une minorité sexuelle comme population-cible. Au terme du processus, celle-ci se trouve décimée, et la société tout entière, juridiquement et socialement, réorganisée. Pour traiter de cette question, Gayle Rubin a jeté les bases d'un champ autonome d'études sur le sexe où désir, jouissance et diversité érotique pourraient trouver leur raison théorique et politique. Nous sommes loin ici du communautarisme béat qu'on prête parfois en France aux intellectuels américains. Les critiques de Judith Butler sont vives : « les lesbiennes n'ont rien d'autre en commun que leur expérience du sexisme et de l'homophobie », ou ses réserves sur le coming out : « La sexualité reste-t-elle sexualité quand elle est soumise à un critère de transparence et de révélation ? Une quelconque sexualité serait-elle possible sans cette opacité qui a pour nom inconscient ? » Gayle Rubin et Judith Butler soulignent constamment la nécessité de ne pas troquer une violence contre une autre, une démonologie religieuse contre une démonologie laïque, laissant sa chance à l'érotologie moderne.Recueil de trois textes : « Marché au sexe », entretien de Gayle Rubin avec Judith Butler ; « Penser le sexe » de Gayle Rubin ; « Imitation et insubordination du genre » de Judith Butler.
Mario Mieli (1952-1983) fut l'un des fondateurs du mouvement de libération homo-sexuelle Fuori! et devint très vite la figure de référence du militantisme homosexuel italien. Sa thèse sur l'homo-sexualité masculine est publiée en 1977, chez Einaudi (troisième édition en 2002 chez Feltrinelli). Dans cet essai, Mieli témoigne de son propre vécu, ses désirs, ses fantasmes, ou encore, son séjour dans une clinique pour malades mentaux, convaincu que, pour être authentique, l'engagement politique se doit de faire exploser les frontières entre privé et public, entre le moi et l'autre. Critique formulée d'un point de vue homosexuel et critique du point de vue homosexuel lui-même, le livre avance des propositions théoriques fondamentales, anticipant les travaux de Monique Wittig et de Judith Butler. La perspective d'un possible dépassement des catégories identitaires, de genre et d'orientation sexuelle, dans l'exercice performatif de la transsexualité, fait écho aux aspirations queer du présent, mais avec la fraîcheur et la pertinence propres aux esprits visionnaires. Avec cette présente publication, le public francophone aura enfin accès à un témoignage crucial écrit dans le contexte politique sombre des «années de plomb» par un être aux multiples talents de philosophe, écrivain, dramaturge, poète et acteur, qui n'a peut-être d'égal qu'un Hocquenghem ou un Pasolini, figures de proue dont les temps présents sont singulièrement avares.
On doit à Juan Gil-Albert une oeuvre considérable de poète, mais aussi de prosateur : essais, chroniques, mémoires et romans. Certains ont été traduits en français par Christophe Alain-Denis chez Actes Sud : Valentin, en 1987, ou encore Les Archanges en 1989. Unique dans les lettres espagnoles, dérangeant dans son propos, Le style homosexuel, longtemps gardé par-devers soi, n'en était pas moins resté, encore en 1975 et au dire même de l'auteur, un ouvrage «scabreux». Gil-Albert lui-même fait état de son manque d'aménité. L'homosexuel dépeint selon le modèle mythique du demi-dieu Héraclès est un homme libre, dont la solitude, traversée de rencontres, est radicale. On est ici aux antipodes de toute perspective d'une communauté gay, et le pari est tenu d'une position homosexuelle à la fois légitime et non tributaire d'une telle communauté. Hyper-masculin, Héraclès permet à Gil-Albert d'envisager l'homosexualité hors toute référence féminisante et, suivant ce fil, de repenser la masculinité elle-même. Très dense, d'une grande érudition, ce livre tend vers l'essai par sa rigueur argumentative, son souci de problématiser la question, tandis que son écriture ne se déprend jamais, même dans les moments les plus arides de la démonstration, de ses qualités poétiques. Inversement, la fiction y est porteuse de vérité. À la croisée des genres, entre fiction et traité, Le style homosexuel est l'oeuvre, non d'un penseur qui écrit, mais d'un poète qui pense.
Pendant des siècles, rien ne laissait penser que les Sodomites se livraient exclusivement à la sodomie : ils étaient « arrogants », manquaient aux « devoirs de l'hospitalité », vivaient dans la luxuria et la terrible vengeance divine s'était abattue sur eux. Ce n'est qu'au XIe siècle que se trouve monté en épingle le martyre de saint Pelage, jeune éphèbe captif décapité pour s'être refusé aux pressantes sollicitations d'Abd al-Rahmân III. La Chrétienté, dans sa lutte contre le maure, utilise l'événement pour donner forme narrative à un acte, un péché qui ne s'appelle pas encore « sodomie ». La première mention du terme apparaît en effet dans le Livre de Gomorrhe (sic), écrit aux alentours de 1050 par Pierre Damien. Cette invention lexicale désigne alors une kyrielle de péchés innommables qui tous, gaspillant la semence mâle, vont « contre nature ». Lecteur de Pierre Damien, Alain de Lille, Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Mark Jordan retrace ici l'histoire de ce concept, et surtout celle des incohérences et inconsistances que la doctrine morale chrétienne a tramées autour de ce terme satanique : seul péché de chair à être aussi péché contre l'Esprit, il ne peut être rédimé. Se pourrait-il qu'un pli ait alors été pris dont ne se serait guère départie notre moderne sexualité ? Que sous couvert d'un sens tenu de nos jours pour techniquement précis continue de courir une somme millénaire de préjugés ?
Ils aiment les femmes puissantes, capables de les dominer en combat singulier, grace a leurs muscles ou a leur science. Une floraison de sites sur l'internet a revele recemment l'etendue mondiale de cette philia meconnue, qui a eu le temps de generer aux Etats-Unis une veritable sous-culture, cela des la Seconde Guerre mondiale. Ecrit a la premiere personne, cet essai transgresse au moins trois tabous : il fait fi de la separation academique entre la recherche et la vie personnelle, passe allegrement du savoir a la litterature, et se moque du caractere prive (donc pretendument apolitique) de toute preference erotique. Mais Noel Burch ne se contente pas de revendiquer ici, avec humour, sa vigarophilie, il utilise son erudition cinematographique et son intelligence des fantasmes pour elucider la nature de cette forme tres particuliere d'erotisme, a ne pas confondre avec le sado-masochisme.
Chérir, plutôt qu'éradiquer la diversité des pratiques sexuelles, tel est le programme d'une théorie politique radicale de la sexualité selon Gayle Rubin. Sa mise en oeuvre s'est heurtée à la volonté permanente d'imposer une bonne sexualité : hétérosexuelle, monogame, conjugale, gratuite, intragénérationnelle, génitale, à deux, procréative, sans sex toys ni usage de pornographie. Gayle Rubin, féministe et lesbienne militante, est ainsi devenue la cible de la droite états-unienne comme de pans entiers des mouvements féministes et lesbiens. Écrivant sous forme d'articles clairs et décisifs, elle a ouvert la voie au développement d'outils d'analyse spécifiques pour comprendre les oppressions matérielles et symboliques subies par les hors-la-loi du sexe et a contribué à la fondation de la théorie féministe, des études de genre et de la théorie queer. Les réflexions de Michel Foucault sur l'éthique du sadomasochisme masculin se trouvent ici éclairées par celte qu'il appelle "notre amie Gayle Rubin".