Pour Rachel Bespaloff, la pensée de Léon Chestov fut une pensée d'éveil et le commencement d'une vocation philosophique. Mais, contrairement à Benjamin Fondane, elle ne demeura pas disciple du penseur russe. Entrée en désaccord avec le maître, elle lui conserva néanmoins une forme de fidélité.
Cette correspondance inédite de Rachel Bespaloff avec Fondane (1898-1944) et Chestov (1866-1938) couvre une période qui s'étend de 1930 à 1939. Elle éclaire leurs oeuvres respectives et apporte des éléments décisifs sur la réception des oeuvres de Heidegger et de Kierkegaard dans le milieu de la philosophie existentielle d'avant-guerre. Elle donne aussi à entendre la voix intime de Rachel Bespaloff, ses espoirs, ses attentes, et son inflexible passion pour la vérité.
Une annexe contient des documents inédits pour la compréhension des discussions philosophiques qui unissent et parfois séparent les deux disciples de Léon Chestov.
Édition établie, introduite et annotée par Olivier Salazar-Ferrer, maître de conférences en littérature et philosophie à l'université de Glasgow.
Les écrits de Rachel Bespaloff sur la rythmique, la musique et la danse représentent un moment significatif de l'évolution de sa pensée philosophique. Ces textes - peu accessibles, - ont été complètement oubliés dans la série de rééditions de ses oeuvres. Le fait qu'elle ait commencé par enseigner la danse et l'eurythmieétait considéré jusqu'à aujourd'hui comme un épisode biographique relativement extérieur à son oeuvre philosophique. Or, c'est par une réflexion sur la danse et le rôle de la musique dans la rythmique qu'elle en vient à s'interroger sur la temporalité existentielle, sur l'analyse heideggerienne du temps et les rapports entre musique et philosophie, puis à préparer sa grande oeuvre inachevée, La Liberté et l'Instant.
D'une défense de l'évolution de la danse classique au contact de la rythmique à une métaphysique de l'instant conçu comme seul lieu possible de la liberté, engagé dans un débat avec Chestov, Fondane, Heidegger, Gabriel Marcel, Sartre et Camus, son parcours ne cessera d'approfondir le mystère de la temporalité et de notre être authentique au monde.
Née en 1895 dans une famille juive d'Ukraine, Rachel Bespaloff, exilée à Genève, se destinait à la musique et à la danse. Mais dans l'entourage de son père, Daniel Pasmanik, théoricien du sionisme, elle fit la connaissance du philosophe russe Léon Chestov, dont elle devint la disciple. Au début des années trente, le mari de Rachel Bespaloff montra, à son insu, quelques-unes de ses « paperasses » philosophiques : Daniel Halévy, qui la lut avec intérêt, l'accueillit dans son salon du quai de l'Horloge ; Gabriel Marcel la présenta en 1938 à Jean Wahl (1888-1974), professeur de philosophie à la Sorbonne depuis peu, « tout de suite séduit par cette beauté et cette grande intelligence ». Lectrice pénétrante de Kierkegaard et de Heidegger, Rachel Bespaloff, férue de joutes dialectiques à l'heure de la première philosophie existentielle, publia des études et des critiques dans La Revue philosophique de la France et de l'Étranger de Lucien Lévy-Bruhl et dans La NRF grâce à son ami Boris de Schloezer. En 1938, parut son premier livre, un recueil d'études : Cheminements et Carrefours (Vrin).
En 1942, elle se résigna à un nouvel exil, loin de la France qu'elle avait élue pour patrie intellectuelle ; elle embarqua, avec sa famille, sur le même bateau que Jean Wahl, à destination des USA : celui-ci l'introduisit au Mount Holyoke College (Massachusetts), où elle enseigna la littérature française. C'est là qu'elle acheva son second livre, De L'Iliade (Brentano's, 1943), et qu'elle se donna la mort, en avril 1949.
Ainsi commence une étude - « Sur le fond le plus déchiqueté de l'histoire » - que Rachel Bespaloff consacra en 1945 aux poèmes de Jean Wahl : « Ils croissent au bord de la catastrophe ; au centre de son déchaînement. Ils suivent la migration d'une civilisation blessée, d'une rive à l'autre d'un océan labouré par la guerre ». Depuis le début de ces lettres, et tout au long de la terrible décennie 1937-1947 qui rapprocha leurs destins, elle tenta de cerner la philosophie de Jean Wahl. Mais, au travers de cette « vérité qu'il est, non celle qu'il se donne, et qu'on ne peut déchiffrer sans la faire sienne », c'est sa propre pensée, lucide et sensible, que Rachel Bespaloff révèle.
Écrivant à Daniel Halévy, Rachel Bespaloff (1894-1949) nous livre une exégèse limpide d'Être et Temps de Heidegger, la première en langue française.
Publié en 1943 à New York, De l'Iliade est assurément le chef-d'oeuvre de Rachel Bespaloff, et la meilleure façon de découvrir son oeuvre. C'est, d'abord, une introduction lumineuse à l'oeuvre d'Homère, qui va à l'essentiel dans une langue d'une grande pureté.
Mais, au-delà, il s'agit d'une réflexion qui, prenant pour point de départ l'étude des héros homériques aborde les thèmes fondamentaux de la condition humaine : la puissance du destin contre la liberté individuelle à travers la figure d'Hector, les relations entre une mère et son fils à travers celles d'Achille et Thétis, les rapports entre le monde biblique et le monde homérique, etc. On retrouve également dans ces réflexions un écho des bouleversements du monde d'alors, dans l'opposition qu'elle établit entre héros de la vengeance et héros de la résistance ou dans ces lignes saisissantes sur la force :
La force, c'est ce qui fait de qui lui est soumis une chose. Quand elle s'exerce jusqu'au bout, elle fait de l'homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre .