On était ceux de La Borde. Dans le village de Cour-Cheverny du début des années soixante, la Clinique constituait encore une présence fantastique. La peur des Fous était tangible. Elle nous a sensiblement mis dans le même sac, une bande de drôles de loustics qui laissaient des Fous circuler dans un parc sans barrières et vivaient avec eux. Nous savions que les Pensionnaires étaient des Fous, évidemment ; mais La Borde, avant toute chose, c'était chez nous. Les Pensionnaires, on disait aussi les Malades, n'étaient ni en plus ni en moins dans notre sentiment. Ils étaient là et nous aussi.
Fondé en 1953, l'établissement de La Borde est célèbre dans le monde de la psychiatrie. Cette clinique hors normes entendait rompre avec l'enfermement traditionnel qu'on destinait aux malades mentaux et les faire particpier à l'organisation matérielle de la vie collective. Ce lieu doit beaucoup à Félix Guattari, psychanalyste et philosophe qui codirigea la clinique jusqu'en 1992.
Quand on habite enfant à La Borde parce que ses parents y travaillent, l'endroit est surtout perçu un incroyable lieu de liberté : un château, un parc immense, des forêts et des étangs.À travers une série de vignettes et par touches impressionnistes, Emmanuelle Guattari évoque avec tendresse son enfance passée dans ce lieu extraordinaire où les journées se déroulent sous le signe d'une certaine fantaisie.
La jeune narratrice nourrit une tendre passion pour James, un grand garçon fantasque qui vit près de chez elle dans un château familial délabré. Elle admire cet ami plein de fantaisie qui illumine son petit monde. Féru de magie et de tours de dressage, il bénéficie à ses yeux d'une aura d'artiste. Pour lui, elle dansera dans les intermèdes de son petit cirque improvisé et deviendra « Rosa Panthère ». Mais James a besoin d'espace, de parcourir le monde, traverser des océans et faire des expériences, aussi farfelues soient- elles. Un jour il n'est plus là. Pour Rosa Panthère le paysage s'assombrit. Le chagrin s'invite dans sa vie. Mais la vie continue... Même absent James reste présent, grâce à la force du souvenir : les amours de jeunesse forgent les coeurs et les destins...
"De profil Victoria Bretagne est intacte : elle a des traits de Madone.
De face, ses yeux d'un vert bleu sont saisissants et sertis dans ce puissant masque de parfaite beauté balafrée.
Elle n'a perdu aucun aplomb après l'accident, ne doutant pas que la beauté qui lui avait asservi son père et tous ceux qui la ren- contraient était invincible. Et foulant la conjuration, elle avait en- core ajouté cette déchirure hypnotique au tableau de son empire." « Qui est Victoria Bretagne ? », telle est la question que se pose la narratrice de ce roman. De cette jeune fille, on sait peu de choses en effet, sinon qu'elle impose à tous le respect. Sa grâce, son port altier, sa noblesse naturelle impressionnent et fascinent. La côtoyer semble un privilège, l'approcher une récompense.
Après les paysages de son enfance, ce sont les visages qu'Emma- nuelle Guattari scrute désormais avec délicatesse, et celui de Victo- ria Bretagne, barré d'une impressionnante cicatrice, n'est pas le moins énigmatique. Comme un miniaturiste, grâce à son écriture sensible où se mêlent détails cocasses et émouvants, elle dessine ses personnages pour en sublimer la beauté et en capter les mystères.
"J'allais faire un tour du quartier tous les matins, je venais d'arriver, je m'éloignais progressivement de ma rue de façon géométrique, ajoutant des carrés aux carrés en me repérant aux affiches et à d'autres détails ; je n'avais pas de cartes, je ne voulais pas faire touriste. Elle a fini par me demander d'où je venais, une question qui a présidé à toutes les rencontres que j'ai faites, une entremise polie de la curiosité pour m'aborder. Quand ça me cassait les pieds je répondais de Pologne, d'Europe de l'Est, les communistes quoi et ça refroidissait, c'était crédible ; tout de suite ça faisait moins européen. J'ai aussi été italienne, mais enfin, française, c'était ce qu'il y avait de mieux." Lorsque la narratrice arrive à New York, dans les années quatre-vingt, elle n'y connaît personne. Pas à pas, elle va découvrir la ville. Rien ne semble l'effrayer ni même l'étonner : ce monde nouveau, elle l'appréhende à sa manière tranquille, sensitive et sensible. Arpentant New York comme la campagne de son enfance, c'est-à-dire ouverte à toutes les surprises et à tous les possibles, attentive aux détails, aux choses et aux individus...
Avec son style inimitable, fait de fragments de sa vie quotidienne, tantôt cocasses tantôt émouvants, Emmanuelle Guattari dresse le portrait iconoclaste d'une New York très personnelle.
Souvent aussi, on finissait par revenir du marché du samedi avec un canard ou un lapin vivant. Un temps, on en a eu un dans la baignoire, parce que James avait compris au geste de la paysanne, quil était pour être mangé. On était repartis avec nos trois kilos de lapin dans sa peau, sous le bras, vivant, qui griffait dès quon lâchait les oreilles. On na pas pu se laver pendant plusieurs jours, le temps quon le dépose chez des gens qui en voulaient bien dans leur clapier ; juré, craché quils ne le mangeraient pas. On a eu comme ça des poussins, un hérisson, un chien qui avait la maladie de Carré, des bestioles.
Emmanuelle Guattari a grandi sous les ciels de Loire, dans la clinique de La Borde où travaillait son père. Elle continue lexploration de sa mémoire denfant, puis dadolescente, exhumant des impressions tantôt drôles, tantôt poignantes restituées avec une candeur et une émotion intactes. Son roman dessine ainsi une géographie intime et fantaisiste faite déléments familiaux et biographiques autant que des couleurs des paysages et de la forme des lieux. Des lieux et des paysages qui, comme les êtres humains, vivent et se transforment au fil du temps