Les punks annonçaient No Future, et si futur il y eut pourtant, il fut d'abord une nuit peuplée de longues figures aux yeux et aux lèvres noircies, s'avançant telles des ombres sur des scènes enfumées, jouant une musique aux basses lourdes et enivrantes. Nous entrions ainsi dans les années 80, et pour ceux qui étaient alors adolescents, Robert Smith et son groupe semblaient mériter leur nom, une cure à la vacuité apparente de la société : leur musique apportait, sinon un remède au mal-être, le sentiment fort qu'il était partagé.
Qu'on s'imagine en ce temps-là un jeune homme en Lorraine, qui se rend un samedi soir en boîte de nuit : la tentation est grande, pour un soir au moins, de devenir autre chose que ce qu'on semble lui promettre ; d'être, pour un soir, Robert Smith. Alors, grimé comme lui, le temps d'un trajet en voiture et d'une nuit un peu folle, il le devient réellement, par la force de la pensée magique. Une nuit seulement, mais c'était la nuit alchimique, qui conduira le narrateur de l'adolescence aux lisières de l'âge adulte.
C'est une illusion, rien de cela n'existe, rien de ces lieux, ces gens, ces histoires n'est réel dans le fond, c'est un château de cartes qu'on a trouvé sur le bord d'une route...Au prétexte d'un trajet en voiture pour retrouver le village familial, Daniel Bourrion réécrit la rêverie qui l'anime à mesure qu'elle se présente à lui : le long de la vitre, comme un décor en formation, en mouvement. Le roman des souvenirs se met alors en marche. Terrains, territoires, frontières et personnages qui le peuplent se proposent de réinventer, par l'écriture, toute une géographie littéraire et poétique. La matière du passé, des morts qui l'ont peuplé, des gestes qui le prolongent encore, prennent la forme d'une lente mélancolie dévoilant à chaque page des trésors de prose poétique. Les lieux dont on garde mémoire, lit-on, sont des îles posées sur la grande mare du temps, ce sont des nénuphars... Claude Simon n'est pas loin. Les feux-follets non plus.
Sur ces feuilles arrachées d'un cahier d'écolier se trouvent des «lignes d'une écriture serrée» qui vont bouleverser les esprits.
Nous sommes dans un paysage rural de l'Est, encore marqué par les traces d'une guerre qui reste dans les esprits. Se pose la question de ces lignes et de ce qu'il convient d'en faire. Et c'est un «nous» qui parle, un «nous» communautaire, la voix des habitants de ce village portée par la voix de l'auteur.
L'indicible de cette «confession» est au coeur d'Incipit, mais ce roman n'est pas qu'une avancée vers une révélation sur ce que contiendrait le texte retrouvé.
Plus largement, c'est la peinture d'un paysage, à travers les portraits des hommes et des femmes qui l'habitent.
Portraits de soldats d'abord, visages d'hommes plus ou moins jeunes, happés par la guerre. Portraits de gestes ancestraux, réminiscences, habitudes, instants précis.
L'écriture de Daniel Bourrion est large. Elle laisse la phrase s'installer dans toute son ampleur, lui donne la place de s'échapper vers un aparté, un ajout qui lui vient à mesure qu'elle se forme, et fait confiance au lecteur qui reprendra le fil. Ce rythme étiré possède une grande puissance évocatrice.
Autour de thèmes comme la mémoire, la filiation, la mort, le récit avance jusqu'à l'arrivée du je, narrateur, rapporteur, témoin.
L'écriture de Daniel Bourrion est singulière, et son souffle rare. À visiter, son atelier en ligne, face-ecran.fr.
Suivi de «En ce soir».
La mémoire : une collection d'éclats de verre, de bris épars composés de moments, de tons, de timbres. Et l'écriture comme texture pour les lier entre eux. Dans ces récits brefs rassemblés au sein de ce recueil, il est question de remonter à l'origine des choses. De la langue qui est (ou n'est pas tout à fait) la nôtre. De ces parenthèses dans le présent où le passé prend appui pour nous saisir. Des instantanés de nos vies ou de celles qui nous ont précédés, veillant sur nous (ou le contraire). D'un livre qui fut pour nous peut-être l'étincelle menant vers tous les autres. Des scrupules qu'on peut avoir à vouloir renouer avec le passé. Auteur d'une oeuvre sensible en tumulte constant, Daniel Bourrion s'écrit et s'inscrit dans le temps. Ces éclats de verre sont ses constellations. Ce recueil contient les textes : Langue, Litanie, La petite fille à la robe claire, 19 francs, Trois quatre vingts.
J'ai passé deux ou trois étés suant dans une yaourtière géante mais résumé ainsi cela ne veut rien dire et ne nous fera pas d'histoire alors je vais reprendre plus tranquillement manière d'expliquer ça, de ne pas en rester là. Qu'on s'imagine donc. Comment s'opère la rencontre de chacun avec le monde du travail ? Jeune, à quoi se destine-t-on, et qui se voit-on devenir ? Comment se fabrique le camembert industriel ? Vaut-il mieux l'ignorer ? Qui ne s'est jamais dit un jour, et si je travaillais dans une fabrique de camembert ? Personne, assurément. Dans ce récit autobiographique aussi fulgurant que décalé, Daniel Bourrion raconte sa découverte du travail à la chaîne et son entrée soudaine dans l'âge adulte.