Qu'il faille critiquer les images, cela va de soi pour toute une tradition philosophique qui entend, depuis Platon, séparer le bon grain de l'ivraie : la vérité de l'illusion, la réalité de l'apparence, etc. C'est aussi ce qu'un philosophe tel que Theodor W. Adorno n'aura pas manqué de revendiquer en reprenant à son compte la notion de critique héritée des Lumières et en l'appliquant, notamment, aux productions culturelles dont les images font généralement partie. Un tel héritage critique nous est évidemment précieux, à condition toutefois de ne pas confondre la critique avec l'anathème, qui est volonté d'ignorance. À condition, surtout, de comprendre que l'opération critique elle-même - séparer le bon grain de l'ivraie - ne va pas de soi et ne discrimine pas toujours de façon aussi « claire et distincte » qu'on le voudrait. On ira ici jusqu'à proposer l'hypothèse que les images elles-mêmes, en certains cas, sont riches de possibilités critiques, et peuvent même se constituer en gestes critiques bien au-delà de la partition canonique entre illusion et vérité.
La réflexion proposée ici prend sa source dans un étonnement, voire une stupéfaction, face à la configuration de la philosophie de ces trente dernières années. En effet, la production philosophique paraît s'y réduire à une unique revendication, que l'on pourrait résumer par cette injonction lancée aux enfants du siècle : « Faites-vous réalistes ». Ce phénomène de cristallisation est d'autant plus étonnant que ses origines sont à ce point multiples qu'il transcende les grandes partitions qui ont structuré, depuis l'après-guerre, notre paysage philosophique (notamment celle entre analytique et continentale). Que signifie, pour ceux qui le revendiquent aujourd'hui, le terme « réalisme » ? Qu'en est-il de leur définition de la vérité ? Etc. Toutes ces questions nous entraîneront, à terme, à tenter de comprendre comment les philosophes sont moins des montreurs de réel que des architectes de l'universel.
La réflexion proposée par Jean-François Balaudé sur l'endurance humaine se situe au croisement de plusieurs perspectives.
La première procède de travaux récents de paléoanthropologues. Dennis Bramble et Daniel Lieberman ont les premiers mis en évidence qu'un facteur décisif d'évolution de l'homo a tenu, à partir de la station debout de l'homo erectus, et d'une série d'adaptations musculosquelettiques et métaboliques, à sa capacité à développer, d'une façon qui n'avait pas d'équivalent chez les animaux terrestres, l'aptitude à la course d'endurance longue. Il est ce faisant devenu un prédateur d'un genre nouveau, développant une chasse dite à l'épuisement, et cette pratique a conduit, en un processus étalé sur plusieurs centaines de milliers d'années, à des évolutions physiologiques et intellectuelles décisives.
La deuxième s'appuie sur l'observation de pratiques contemporaines doublée d'expériences personnelles. On peut avancer que les pratiques d'activité physique et sportive tendent à se développer, au-delà du simple souci de l'hygiène de vie et de l'entretien physique. Un certain engouement de masse pour les pratiques sportives apparaît en effet désormais comme une donnée anthropologique contemporaine remarquable. Depuis les années 70, c'est un mouvement continu de développement des sports d'extérieur et des pratiques d'endurance que l'on peut observer, dans des formes très diverses : cyclisme, course à pied, randonnées, trails, raids...
Ces activités sont peut-être socialement déterminées, mais leur développement, dans presque tous les milieux, leur persistance et l'engouement qu'elles suscitent, se laissent difficilement expliquer par le simple supposé culte de la performance.
L'interprétation de ces pratiques conduit à soutenir que des formes d'expérience individuelle sans équivalent s'y éprouvent, comportant une véritable dimension spirituelle. Peut-être un besoin physiologique essentiel affleure-t-il ici, peut-être des formes cruciales de connaissance, de soi, du monde, s'y révèlent-elles également.
Le concept d'endurance est alors crucial pour tenter de cerner à la fois ce besoin, cette expérience et ce qui constitue en définitive notre humanité. Indurare signifie en latin impérial endurcir son corps ou son esprit, et en latin classique durcir, au même titre que durare. Mais le même durare signifie aussi avoir une durée, durer. Les deux sens de durare, durer, durcir, se sont trouvés en latin étroitement liés dès le départ.
La capacité d'endurer serait ainsi étroitement liée à cette « continuité de la vie intérieure » dont parle Bergson, et qui selon lui distingue à jamais l'homme de l'animal. Dans et par l'endurance serait né l'homme. Par sa capacité à endurer, aussi bien aux plans physique que psychologique et moral, l'homme manifeste son humanité, et en déroule indéfiniment les potentialités.
Rien n'est plus récurrent que le motif de l'assimilation à Dieu, lorsque les philosophes de l'islam déterminent quelle est la finalité de l'amour de la sagesse. Expressément légitimé par la référence au « divin Platon » considéré comme le « guide des philosophes », ce motif est lié à la thématique de l'évasion loin du monde inférieur. Il est inévitablement placé dans une perspective où l'unification avec le Principe divin doit faire face aux données élémentaires de la religion de l'islam, ce qui en modifie considérablement la nature et la portée. Unification, assimilation, ressemblance entre l'homme parfait, idéal de la philosophie et son modèle divin, ascension et purification éthique, préparant la complète réalisation du bonheur par la science et la connaissance divine, telles sont les thématiques par lesquelles est pensée la seule forme de libération de l'homme hors de sa condition servile. Nous présenterons quelques-uns des aspects de cette configuration de la philosophie islamique, en nous appuyant principalement sur les oeuvres de deux philosophes majeurs, le sunnite Shihâb al-Dîn Yahyâ Sohravardî (m. 1191) et le shî'ite Mullâ Sadrâ Shîrâzî (m. 1640)
Si Marx insiste sur la dialectique des émancipations ce n'est pas pour disqualifier la définition juridique des droits de l'homme, mais pour montrer les limites de tout registre d'émancipation séparé, quand son formalisme vire à l'hypocrisie. La liberté d'un chômeur en fin de droits est nulle au regard du contrat de travail proposé-imposé.
Penseur du premier âge du capitalisme dépourvu de lois sociales, Marx l'est par là même du troisième âge, qui se rêve comme celui de la dérégulation générale, marquée par l'externalisation des coûts écologiques, humains et sociaux de la frénésie de profit et de compétitivité. Une dérégulation préoccupante au regard du réchauffement climatique et de l'épuisement des ressources naturelles mais aussi d'une humanité minée par des écarts de fortune abyssaux, du fait d'un système « qui produit la richesse en créant la misère » (V. Hugo)
Pourquoi et comment, aujourd'hui, réaliser une nouvelle édition des oeuvres complètes de Descartes? La question peut être posée en référence à la grande édition Adam-Tannery, achevée voici un peu plus d'un siècle (1913), et qu'il ne s'agit pas de remplacer (même si elle doit pouvoir un jour être refaite). En l'espace d'un siècle, les études cartésiennes ont connu un essor spectaculaire, que ce soit en France, en Europe ou sur d'autres continents. La connaissance philologique de l'oeuvre n'a donc cessé de s'enrichir, y compris par de nouvelles découvertes, telle celle du manuscrit de Cambridge (encore inédit) pour les Regulæ ad directionem ingenii. Dans le même temps, selon un paradoxe qui demande à être mesuré, la présence de Descartes dans la culture académique n'a cessé de régresser. De là, pour toute nouvelle entreprise d'édition complète, un quadruple impératif s'ajoutant à ceux de l'exactitude et de l'exhaustivité textuelles : fiabilité des traductions nouvelles; réexamen des traductions anciennes; lisibilité optimale; ouverture maximale de l'annotation sur les recherches anciennes ou récentes, notamment quant à la culture du premier XVIIe siècle.
La présente séance permettra d'aborder plusieurs des questions techniques et philosophiques associées à cette entreprise. On reviendra sur l'historique de l'édition en cours de parution (Michelle Beyssade), sur les divers types de problèmes de traduction (Frédéric de Buzon), ainsi que sur la manière dont l'image ou les images de l'oeuvre de Descartes peuvent être par là soumises à révision (Denis Kambouchner). Emanuela Scribano s'exprimera sur l'apport scientifique de la nouvelle édition.
Michelle Beyssade, Frédéric de Buzon, Denis Kambouchner et Emanuela Scribano.
L'objet de cette conférence sera de révéler la place de l'imagination dans l'interprétation du langage en m'appuyant sur les travaux du philosophe Donald Davidson, puis en discutant la manière dont, chez cet auteur, cette mise en évidence s'accompagne d'une critique de l'existence de conventions dans le langage.
Le concept de stridence (emprunté aux Voix du silence de Malraux) sert à définir une nouvelle méthode d'écriture de l'histoire de la philosophie. Cette méthode part d'un constat négatif : les historiens de la philosophie restent trop souvent débiteurs de ce dont ils prétendent s'émanciper, les motivations individuelles des auteurs, les accidents biographiques et toutes les figures subjectives et contingentes d'une prétendue autonomie de la pensée. Il s'agira par contraste de s'émanciper résolument des concepts malheureux d'intention et de rationalité autonome. La méthode de la stridence se donne pour point focal un conflit doctrinal entre deux philosophes, conflit dont elle s'assure qu'il a eu des effets d'après-coup. Cette méthode ambitionne de reconstruire une rationalité a-subjective et événementielle de l'histoire philosophique.
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Parler d'inappropriabilité de la Terre peut paraître hautement paradoxal. La Terre n'a-t-elle pas été, et n'est-elle pas encore, le lieu par excellence de toutes les tentatives d'appropriation ? Mieux, le concept de l'acquisition primitive d'une chose n'a-t-il pas pour paradigme l'appropriation de la Terre ou du sol ? Si la propriété est donc originairement celle de la Terre, cette origine de l'acte d'appropriation est loin d'être neutre parce qu'il inclut dans sa définition même l'exclusion d'autrui de la possession ou de l'usage de la même chose. L'élucidation du concept de l'inappropriabilité de la Terre ne relève donc pas d'une question simplement juridique, ni même de philosophie du droit. Elle suppose l'explicitation des conditions anthropologiques, économiques, politiques et même théologiques de la prise de possession individuelle et exclusive de la Terre-sol.
L'exposé se développe en trois moments complémentaires. Le livre comme objet commercial. Søren Kierkegaard a su percevoir dans certaines techniques modernes de production des objets et de circulation des idées quelques-uns des signes avant-coureurs de notre société de consommation. Kierkegaard, lecteur averti et assidu. Si Kierkegaard a pu formuler des descriptions et des critiques pour nous si stimulantes, c'est aussi qu'il fut un lecteur remarquable, non seulement par la qualité de ses lectures, par leur étendue et leur variété, mais encore par l'usage qu'il sut en faire dans l'élaboration de ses propres catégories de pensée. Comment écrire un livre qui mérite de durer? À quels lecteurs le destiner? Tantôt explicitement, tantôt de manière plus implicite, Kierkegaard promeut une théorie et une pratique détaillées de l'écriture et de la lecture comme porteuses de vérité. Cette théorie et cette pratique sont inséparables de l'idée que Kierkegaard se fait de la double question de l'appropriation et du témoignage.
Hélène Politis est professeure à l'Université Paris I-Sorbonne.
L'exposé se développe en trois moments complémentaires. Le livre comme objet commercial. Søren Kierkegaard a su percevoir dans certaines techniques modernes de production des objets et de circulation des idées quelques-uns des signes avant-coureurs de notre société de consommation. Kierkegaard, lecteur averti et assidu. Si Kierkegaard a pu formuler des descriptions et des critiques pour nous si stimulantes, c'est aussi qu'il fut un lecteur remarquable, non seulement par la qualité de ses lectures, par leur étendue et leur variété, mais encore par l'usage qu'il sut en faire dans l'élaboration de ses propres catégories de pensée. Comment écrire un livre qui mérite de durer? À quels lecteurs le destiner? Tantôt explicitement, tantôt de manière plus implicite, Kierkegaard promeut une théorie et une pratique détaillées de l'écriture et de la lecture comme porteuses de vérité. Cette théorie et cette pratique sont inséparables de l'idée que Kierkegaard se fait de la double question de l'appropriation et du témoignage.
Hélène Politis est professeure à l'Université Paris I-Sorbonne.